mardi 15 mars 2016

Houblons et bières crues : l'erreur fondamentale


Alors que j'approche du dixième brassin de bières crues, je viens de faire une découverte fondamentale dans mon processus : mon houblonnage est complètement erroné.

**Avertissement, billet partiellement technique**

Elle est belle, elle est bonne, elle est houblonnée à souhait
mais elle a l'amertume d'un verre de lait (caillé)

Ça sent le houblon, ça goûte le houblon, mais...


J'ai brassé 3 IPA, dont une double IPA, qui avaient toutes un arôme et un goût très prononcé de houblon. C'était magnifique. L'amertume était (trop) légère, mais c'était floral, épicé, résineux, une joie pour mon palais et mon nez. Malheureusement, il manquait quelque chose : l'amertume.

Dès mes premiers billets, j'ai utilisé pour mes calculs une équivalence qu'il me semblait avoir lue quelque part: 1h d'empâtage = 10 minutes d'ébullition.

C'est tout ce qu'il y a de plus faux. Malheureusement.

Comment calculer le houblonnage d'une bière crue


Pour concevoir mes recettes, j'utilise un logiciel - Beersmith - qui s'occupe de calculer l'amertume en fonction du temps et du sucre présent dans le mout de bière. Mais voilà, il assume que le mout boue (je vous épargne les formules).

L'isomérisation du houblon (réaction chimique qui permet d'extraire l'amertume du houblon) nécessite de la chaleur. À 100°C (température où boue l'eau au niveau de la mer), on a une assez bonne idée du phénomène. Par contre, dès que la température chute, l'efficacité du processus tombe en flèche.

J'ai cherché durant des jours à savoir quel serait le potentiel d'extraction à une température d'empâtage (entre 58 et 72°C). J'ai failli abandonner jusqu'au moment où j'ai trouvé ce mémoire écrit par un charmant étudiant américain.

Ce qu'il a démontré, en gros, c'est que l'efficacité de l'isomérisation chute en moyenne de 223% à chaque 10°C. Bref, à 90°C, l'efficacité tombe à 45%... à 20% à 80°C... à 9% à 70°C et à... 4% à 60°C!!!

Un houblonnage en empâtage à 60°C est donc 25 fois moins efficace qu'à température d'ébullition!

Concrètement


Pour ma Double IPA (4 litres à 1.077), j'ai visé environ 95 IBU (unité d'amertume). J'ai donc utilisé 56 gr de Citra (12AA), calculé sur 10 minutes d'ébullition. L'équivalent aurait été de 20gr sur 60 minutes.

Malheureusement, mon IBU doit tourner autour de 8.5.... on est loin du 95 recherché!

Mais est-ce que j'aurais pu l'éviter? Puisque mon empâtage s'est fait à une température près de 70°C (69), l'efficacité de l'isomérisation devait tourner autour de 9%. C'est donc 220 gr de houblons qui auraient donc été nécessaires pour atteindre le 95 IBU recherché. C'est 11 fois plus et surtout, c'est près d'une demi-livre, soit ~25$ de houblon pour 4 litres (un peu moins cher, selon le fournisseur)!

En conclusion


Il n'est pas raisonnable de suggérer de multiplier l'utilisation du houblon par 11 ou 25 (selon la température d'empâtage). Il serait aussi trop défaitiste d'abandonner l'expérience de brassage de bières crues à ce stade juste parce qu'un défi supplémentaire s'est présenté.

Ce qu'il reste comme possibilités :


  1. Brasser des bières qui ne demandent pas ou presque pas d'amertume
  2. Considérer les bières crues comme des bières aux arômes et saveurs très houblonnées, mais pas du tout amères (ce qui peut être intéressant pour découvrir un nouveau houblon)
  3. Utiliser des mélanges de houblons à fort taux d'acides Alpha (quoi que mon Citra, à 12% était déjà pas mal). Encore, il faut que ce mélange soit harmonieux
  4. Faire des hybrides : utiliser le même protocole de brassage, mais introduire une eau houblonnée pour l'empâtage, eau qui aura bouillie avec du houblon pour en extraire l'amertume


À mes yeux, ce sont les options 2 et 4 qui s'imposent comme les plus intéressantes.

Donc... je vais tenter le coup de créer des bières crues hybrides où l'eau de l'empâtage (ou du rinçage?) aura bouilli...

Formule et conclusions empiriques à venir!


Référence : Mémoire de maitrise de Mark G. Malowicki, Hop Bitter Acid Isomerization and Degradation Kinetics in a Model Wort-Boiling System, Oregon State University, 2004

mardi 8 mars 2016

La première gorgée de bière

«Que celui qui n'a jamais titubé me lance la première bière»
- Renaud , Toujours debout
La première gorgée est rituelle. Je choisis la bière qui m'inspire le plus, sélectionne le verre en conséquence, tend l'oreille à l'ouverture et regarde attentivement le liquide valser au fond du verre.

Et je salive.

Je sens, donc je bois


A-t-elle formé un beau collet? Est-elle limpide ou voilée? Semble-t-elle bien gazeuse ou plutôt plate? Si je tends l'oreille, est-ce que ça sonne comme une pluie d'été ou comme des Rice Krispies? Est-ce que le collet se maintien ou est-ce qu'il tombe à peine arrivé au combat?

Parfois, je peux sentir le houblon à près d'un mètre. Parfois, il est absent même si je mets mon nez dans le verre. Des fois, c'est la levure qui clame son existence et parfois c'est le malt qui crie son droit ancestral de prendre toute la place. Sans parler du reste: ces relents d'animaux, ces tanneries du bord du fleuve, ces fruits après la pluie, ces tartes aux pommes, aux citrouilles, ces épices et autres qui viennent tout brouiller, tout transformer.

Parfois, ça sent la mer, parfois la montagne. Ça ne sent jamais la ville, ou si peu.

Je n'ai pas encore trempé mes lèvres. Je n'ai pas goûté. Je ne suis même pas dans un exercice de dégustation : ça, c'est comment se prépare la première gorgée de bière.


Je plonge


Puis, je me mouille, je plonge. Je soulève le verre et le pose sur ma lèvre inférieure. J'incline délicatement le verre pour qu'il laisse couler doucement la bière dans ma bouche avide. Ça commence sur le bord de la lèvre, un léger pétillement, la température de la bière. Puis, ça se glisse sur ma langue, tout autour d'elle, contre mon palais, contre mes joues, ça explose de partout.

Je ferme les yeux et j'avale. C'est frais dans ma gorge, ça descend lentement, ça laisse un goût fugace ou persistant dans la bouche. Quelques surprises me remontent par le nez, il y a des odeurs-surprises qui viennent compléter le parfum.

J'ouvre les yeux et me surprends à chercher la bière où elle n'est plus.

La magie de l'enfance


Tel un enfant, je remonte au plongeoir pour revivre ce moment, cette excitation, plonger de nouveau, me mouiller davantage. C'est malheureusement peine perdue. La magie de l'enfance, celle de s'émerveiller en continu, sans cesse, sans jamais que rien ne vienne teinter le plaisir, n'est plus là.

Je découvre autre chose.

Mon nez s'attarde un peu plus longuement, je prends du recul et fait tournoyer la bière dans mon verre. Elle a un nouvel éclat ou s'est ternie selon le cas. Je suis déjà biaisé. Je remarque déjà des accents, des subtilités, des défauts que j'ai manqués la première fois, mais je sais que j'ai perdu à jamais la naïveté de la découverte.

Ce n'est pas plus mal. Maintenant, je peux boire ma bière. Celle-ci et la prochaine et celles qui suivront. Je peux partager un bon moment, apprécier ce que je vais boire, en deviser, déguster, noter, décortiquer, mais j'ai perdu ce moment éphémère où la communion était possible.

Jusqu'à demain. Jusqu'à la prochaine première gorgée de bière.